tetsuzan kuroda

La tradition en héritage

Entretien réalisé par Léo Tamaki.

Première parution : "Dragon magazine n° 4"  - avril 2013


Kuroda Tetsuzan est l'un des plus grands maîtres d'arts martiaux contemporains. A vingt ans il devient le plus jeune pratiquant de l’histoire à recevoir le titre de Hanshi Hachidan (8ème dan) de Kobudo du Daï Nippon Butokukaï. Pratiquant hors pair il est aussi un théoricien exceptionnel qui a mis en lumière les principes régissant l'utilisation du corps dans les voies martiales traditionnelles. Pour Dragon il a accepté de répondre à une interview exceptionnelle. Par Léo Tamaki.

Senseï, à quel âge avez-vous commencé à pratiquer les arts martiaux?
Lorsqu'on me pose cette question je réponds généralement que j'ai commencé sérieusement l'entraînement à cinq ans. Mais en réalité il n'y a pas eu de moment particulier où je me souviens avoir débuté.
J'écoutais le bruit des bokkens, le son des shinaïs et les kiaïs dans le ventre de ma mère. Je suis né et j'ai été élevé dans ce monde. Le dojo n'était séparé des pièces d'habitation que par une cloison et j'ai grandi au son de la pratique. Aussi loin que remontent mes souvenirs conscients j'étais déjà en train de m'entraîner avec les adultes.

Votre enfance a du être assez différente de celle de la plupart des enfants.
Je ne faisais pas d'entraînements spéciaux. J'ai été élevé de manière classique dans un environnement particulier.
Je n'en ai pas souvenir mais on m'a raconté qu'étant enfant lorsque j'étais assis sur les genoux de mon père il me laissait rouler des journaux et lui en mettre des coups. Une sorte d'entraînement ludique spontané. (rires)

Est-ce que vous preniez plaisir à pratiquer ou était-ce plutôt une corvée?
Ce dont je me souviens c'est simplement qu'on me disait "C'est l'entraînement." Je travaillais les katas puis on me mettait l'armure pour les exercices. Ce sont les souvenirs que j'ai.
Mais lors de l'enterrement de mon grand-père un des sempaïs qui avait un peu plus d'une dizaine d'années que moi m'a dit "Tetchan tu n'écoutais vraiment rien. Tu t'enfuyais en pleurant et en courant dans tous les sens! Il fallait plusieurs adultes pour te maîtriser et t'enfiler ton armure."
Je n'ai aucun souvenir de cela mais c'est probablement pénible pour un enfant de se voir harnaché d'une armure. Il semble que c'est ce qui se passait quand j'étais tout petit mais je ne m'en souviens pas.
(Note du traducteur : -Un sempaï est un aîné, un ancien de l'école dans le cas présent. -Tetchan est un surnom affectif pour Tetsuzan.)

Sur votre site il y a des photos de vous, enfant, en démonstration. A cette époque vous ne pratiquez plus à contrecœur?
Je devais être en cinquième année d'école primaire. Je devais avoir onze ans. Ce n'est pas que j'allais de moi-même au dojo parce que j'adorais cela. C'était juste quelque chose de naturel qui faisait partie de mon quotidien.

Avez-vous des frères et sœurs?

J'ai une petite sœur. Mais elle n'a jamais pratiqué. A l'âge adulte elle a voulu pratiquer le Iaï. Je lui ai dit qu'elle pouvait commencer et mon grand-père est arrivé au dojo. Il lui a parlé comme à n'importe quelle autre élève. "Qu'est ce que c'est que ça? C'est incorrect." Et elle a arrêté aussi soudainement qu'elle avait commencé. (rires)

A quel âge êtes-vous devenu Soke?
Il n'y a pas eu de denjushiki ou quoi que ce soit de particulier. Mon grand-père m'emmenait toujours avec lui à l'embukaï de Kyoto. Finalement lorsqu'il ne fut plus en état d'y aller à cause d'une attaque cérébrale il m'envoya seul avec les disciples.
Lorsqu'il est mort mon père m'annonça simplement qu'il lui avait dit que c'était à moi de lui succéder. Les choses se sont passées ainsi, très naturellement.
(N.d.T. : -Le denjushiki est une cérémonie traditionnelle où l'on reçoit une licence dans les voies traditionnelles japonaises. -Un embukaï est une démonstration traditionnelle d'arts martiaux.)

C'est à la mort de votre grand-père que vous avez reçu les e-densho de l'école?

Lorsqu'il était vivant mon grand-père me livrait petit à petit les e-densho des ryu. Une fois je lui ai demandé si il y avait des e-densho de Iaï et il m'a répondu que non.
Un jour il est venu me voir et m'a dit "Tiens." en me donnant les e-densho de Iaïjutsu. Il avait une idée précise du moment où il fallait me révéler les e-densho. (rires)
(N.d.T. : -Les e-densho sont les parchemins où sont dessinées les techniques du ryu, l'école.)

Quel genre de personne était votre grand-père?
C'était un gentil grand-père. Lorsqu'il prenait le train pour aller à un embukaï si il voyait un bébé dans le train il lui souriait tout le long du trajet. Il avait un très beau visage avec son crâne rasé comme un bonze. On aurait dit un jizo! (rires)
(N.d.T. : Jizo est un Boddhisattva protecteur des enfants.)

Comment était-il pendant les entraînements?

Je ne sais pas parce qu'il ne restait pas au dojo pendant les cours. Quand je commençais à m'entraîner seul il venait alors s'installer tranquillement et me regardait en souriant. Ca m'ennuyait vraiment d'être observé pendant que je pratiquais. (rires)
D'abord il me disait tout le temps que ma saya était en retard, que ma main gauche était trop lente. Il me regardait une heure puis repartait dans sa chambre. Mais qu'il soit dans le dojo ou pas il voyait de la même manière, il savait ce qui s'y passait.
Il dégageait la présence imposante de quelqu'un qui a la maîtrise.

Comment se sont passés vos débuts d'enseignants?
J'ai commencé à enseigner après l'université. J'ai d'abord eu quatre ou cinq élèves, des adultes puis quelques enfants. Petit à petit le bruit s'est répandu que le dojo était sérieux et les élèves ont commencé à affluer.

Est-ce votre père ou votre grand-père qui vous a enseigné les katas?
J'ai appris les katas avec mon grand-père. Je pratiquais les katas depuis l'enfance mais lorsque j'avais un trou de mémoire je demandais à un des sempaïs proche de mon grand-père, celui qui m'a raconté l'anecdote lors de son enterrement.
Mon grand-père voulait l'adopter car il était doué et s'entraînait sérieusement.

On raconte beaucoup d'histoires sur votre grand-père. J'ai notamment entendu qu'il s'était battu contre quatre yakuzas.
Je crois que c'est l'histoire qui s'est passée à Omiya sur la Hikasando. Mais ils n'étaient pas quatre. Il étaient sept ou huit. Je n'ai pas assisté à la scène mais plusieurs personnes qui habitaient le quartier me l'ont racontée.
Mon grand-père marchait en getas et s'est retrouvé entouré d'une bande de yakuzas armés d'aïkuchi. Tous les gens autour étaient effrayés à la vue de cette bande armée. Mon grand-père a alors pris un geta dans chaque main et les a tous frappés sur la tête en les traitant d'abrutis. Ils se sont tous enfuis en courant! Il a essuyé ses getas et a repris son chemin.
Il n'a blessé personne. C'était ce genre de personne.
(N.d.T. : -Les getas sont des sandales de bois. -Les yakuzas sont les mafieux japonais. -Les aikuchis sont une variété sans garde de tanto, les poignards japonais.)

J'ai aussi lu plusieurs histoires où il démontre une compétence en coupe incroyable.
Il y a plusieurs anecdotes. Il y en a une qui s'est passée à l'académie militaire de Toyama pendant la guerre. On lui avait demandé de venir enseigner la coupe aux soldats. A cette époque l'entraînement consistait à couper des bambous plantés dans le sol.
Mon grand-père leur dit: "Vous êtes des militaires et vous ne ferez pas face à des adversaires qui attendent simplement assis ou debout. Entraînez-vous plutôt à couper en courant!"
L'instructeur lui répondit que c'était plus facile à dire qu'à faire et lui demanda une démonstration. Il prit alors un sabre militaire et coupa en courant tous les bambous.
Ce qui est important ce n'est pas qu'il ait coupé tous les bambous mais la manière dont il l'a fait. Il ne s'est pas arrêté pour prendre appui et couper en diagonale. Il les a tous coupés à l'horizontale en courant avec juste un léger mouvement du poignet!
L'instructeur lui a alors dit: "Vous pouvez couper ainsi mais c'est impossible pour des soldats." Mon grand-père est alors parti. (rires)

Yasuji Kuroda. @ Kuroda family
Yasuji Kuroda. @ Kuroda family

Il y a aussi cette histoire qui s'est aussi passée pendant la guerre. Il y avait à l'époque des réunions où l'on allait encourager les soldats qui partaient au front. Des militaires faisaient des démonstrations et l'un d'entre eux essaya de couper une cible faite de trois bambous remplis de sable. Il coupa avec puissance et réussit à trancher la moitié de la cible.Il a alors proposé aux maîtres de kendo présents d'essayer de couper à leur tour mais peu habitués à ce type d'exercices ils ont tous décliné l'offre.
Mon grand-père accepta mais dit: "Etant donné que c'est mon métier il n'y a rien d'intéressant à couper avec un sabre tranchant." Il prit un sabre non aiguisé au mur du dojo et coupa la cible en deux.
Ce sont aussi des gens habitant le quartier qui y avaient assisté qui me l'ont raconté. Ils étaient tous sidérés. Tout le monde était surpris et fier qu'un tel maître vive à Omiya.

Il semble que votre grand-père avait vraiment atteint un niveau remarquable.
Mon grand-père possédait la force d'un combattant, la capacité de mettre les choses en pratique dans une situation réelle. Le genre de capacité qu'il a démontrée en combattant les yakuzas. Il avait travaillé aussi bien la forme que le combat.
Ses mouvements était magnifiques. Il tenait le sabre si légèrement. Pas d'une manière ostensible mais avec une véritable légèreté.

 

Il est venu s'installer à Omiya à vingt-cinq ans. Jusque là il avait pu s'investir totalement dans la pratique et a reçu rapidement la transmission de l'école. Mais à partir de ce moment-là il s'est consacré à la formation de ses disciples et n'a pas eu le loisir de s'entraîner réellement.

Rien que depuis l'université il s'est passé plus de trente ans pendant lesquels je me suis investi complètement dans l'étude et la pratique. Rien qu'avec ces années-là j'ai pu m'entraîner plus que mon grand-père. Si il avait eu cette possibilité il serait probablement parvenu au niveau des Meïjin, les plus grands maîtres de l'histoire.

 

Le Shinbukan est composé de cinq écoles. Ces traditions ont-elles été réunies parce qu'elles partageaient les mêmes principes ou se sont-elles "transformées" lorsqu'elles ont été unies?

 

Le Shinbukan a été fondé par Kuroda Yaheï Masayoshi et c'est à cette époque que les cinq traditions ont été réunies. Plusieurs personnes m'ont posé la question et on m'a même fait la remarque que si elles sont pratiquées par la même personne, toutes les écoles deviennent semblables et perdent leur spécificité.

La question est alors de savoir ce qu'est la spécificité d'un ryu. Je ne suis pas sûr de saisir ce que ces personnes veulent dire. Est-ce que, en prenant l'exemple du Karaté, il s'agit de la différence de hauteur du poing en position de garde comme en Shuri-te ou Naha-te? Ou est-ce la manière d'utiliser le corps?

Si c'est la manière d'utiliser le corps c'est autre chose. Tous les corps sont semblables. Qu'on monte le bras ou qu'on le descende c'est la même chose. Après il faut juste voir si le mouvement est juste. Pas la forme.

La spécificité d'une école est un sujet très compliqué qui est débattu depuis l'ère Edo et sur lequel existe de nombreux écrits.

Les Ryugi, Ryu-ha présentent des différences au niveau de la forme et des gardes et c'est naturel. Mais que l'on puisse reconnaître en voyant quelqu'un bouger qu'il est de telle école est plus un défaut ou une mauvaise habitude. Ce n'est pas le genre de chose sur lequel on peut miser sa vie…

Les mouvements doivent être mushu mushoku, inodores et incolores.

(N.d.T. : -Un ryu est une école traditionnelle de techniques martiales.-Les ryugi et ryuha sont les traditions et styles martiaux.)

 

Il n'y a donc pas de spécificités d'écoles?

Il y en a dans les katas, dans les positions, les gardes, les armes utilisées, le ken, le bo, le jutte, etc… Ce sont les éléments qui posent le problème. Comment bouger à partir de cette situation, cette position?

Tout ce qui est du domaine de l' "ambiance" dans la manière de bouger est un "tic", une mauvaise habitude puisque ce sont des gestes "visibles".

Une des écoles s'appelle Tsubaki Kotengu-ryu Bojutsu. On peut alors imaginer que dans une école fondée par un Tengu on doit bouger comme un Tengu. (rires) J'avoue alors mon incompétence.

(N.d.T. : -Ken = sabre. -Bo = bâton, il s'agit dans le Tsubaki Kotengu-ryu Bojutsu d'un bâton similaire à celui utilisé en Aïkido. -Jutte = matraque en acier munie d'un crochet. -Tsubaki Kotengu-ryu bojutsu = "l'école de la technique du bâton du petit tengu Tsubaki". -Les tengus sont des créatures mythiques japonaises, sortes de lutins maîtres en arts martiaux.)

 

Cela signifie-t-il que les pratiquants d'autrefois bougeaient comme vous le faites?

Je ne peux pas dire comment il bougeaient. Mais les élèves de mon grand-père qui ont atteint le mokuroku avant la guerre bougeaient exactement comme lui. Il n'y avait rien. Juste les gestes purs sans maniérisme.

Au Shinbukan il existait un système de kyu mais pas de dan. Après le premier kyu on recevait la transmission, le mokuroku.

Jusqu'au 5ème ou 4ème kyu il restait encore des tics. Le pratiquant pouvait être fort en combat mais c'était autre chose.

A partir du 3ème kyu, quel que soit le pratiquant qui l'exécutait, le kata était identique. On pouvait donc l'apprendre de n'importe lequel d'entre eux. C'est un niveau auquel je n'ai pas encore réussi à amener d'élèves.

(N.d.T. : -Les kyu et dan sont des grades utilisés dans les arts martiaux. -Le mokuroku est un diplôme attestant la transmission d'une école.)

 

C'est la raison pour laquelle personne n'est autorisé à enseigner au Shinbukan excepté vous?

Oui. Je veux que la transmission soit inaltérée. Parce que le but est que les élèves arrivent à copier exactement ce que je fais. Lorsque j'enseigne les gens ne voient pas, ne comprennent pas. Dans le groupe des élèves avancés où j'enseigne en détail, de la marche au salut, à la prise du sabre, etc…, certains ont acquis la marche. Mais il leur est interdit d'enseigner.

Dans les exercices éducatifs ils peuvent faire sentir à leur partenaire les moments où la force est utilisée, où il y a un blocage. Il est possible qu'ils expliquent ce qui est recherché ou la théorie utilisée dans le mouvement mais il leur est interdit de montrer le kata.

C'est interdit parce que sinon le kata deviendrait immédiatement la copie de cette personne.

Admettons que vous recevez l'enseignement d'un kata par un maître. Vous regardez mais vous ne voyez pas. Vous demandez alors à un sempaï de vous montrer ce que vous n'avez pas compris. Cela semble acceptable puisque vous avez reçu l'enseignement du kata par le maître.

L'ancien vous montre alors le kata et les choses deviennent plus claires. Vous voyez et comprenez. Vous commencez à pratiquer et vous avez en fait appris le kata du sempaï.

Tout ce qui fait la richesse et l'intérêt de l'étude a disparu. Les mouvements invisibles sont devenus visibles.

Autrefois quelle que soit la personne qui vous enseignait le kata la forme était intacte. Mais aujourd'hui il n'y a plus d'élèves de ce niveau. Si vous apprenez le kata avec A ou B vos gestes seront immédiatement ceux de A ou B. Parce que vous voyez leurs gestes, qu'ils sont faciles à voir et à copier. Vous n'apprenez que le mauvais côté de la spécificité d'une école et passez à côté de son essence. Il faut apprendre des gestes sans couleurs et sans odeurs. Ce sont les seuls qui vous permettront de ne pas être coupés.

 

Vous n'utilisez plus le système de kyu?

Je n'utilise pas le système des kyu qui définit ce que l'on doit apprendre par niveau. Ce système crée une pyramide très large à la base qui s'amenuise très vite car seul ceux qui sont capables d'apprendre correctement les formes ont la possibilité de découvrir ce qu'il y a derrière.

J'essaye de faire en sorte que tout le monde pratique et progresse ensemble, que tout le monde prenne plaisir à travailler les gokui dans les kata ou les asobi geiko.

L'entraînement que tout le monde fait actuellement, même s'il s'agit de katas omote n'est pas de niveau omote. C'est une pratique de niveau très élevé. Au Shinbukan tout le monde travaille les principes supérieurs dès le départ, musoku, ukimi, etc…

Si je définissais des critères pour tel ou tel kyu chacun travaillerait uniquement dans cette optique. Dans le monde moderne des Budo Bujutsu c'est peut-être cela la spécificité de notre école.

Cette manière de faire est d'ailleurs parfois mal vue dans des ryus traditionalistes car c'est une vision de l'enseignement très moderne. De la même manière les éducatifs que l'on pratique dans une atmosphère détendue sont aussi assez souvent mal vus et compris. (rires)

(N.d.T. : -Les gokui sont les principes secrets, supérieurs d'une école. -Les asobi geiko sont des exercices éducatifs qui permettent de travailler un ou plusieurs principes dans des mouvements particuliers. -Omote signifie ce qui est visible, il s'agit dans ce cas des premiers enseignements que l'on reçoit. -Musoku: théorie qui vise à ne pas prendre appui dans le sol. -Ukimi: théorie du "corps flottant".)

 

Il n'y avait pas d'exercices éducatifs dans le passé?

Non, on travaillait simplement les katas puis on revêtait l'équipement pour passer aux combats. La pratique se composait par moitié de répétition de katas et par moitié de combats.

 

Quand avez-vous commencé les asobi geiko?

J'ai commencé à utiliser le terme dans des écrits il y a sept ou huit ans. Mais ils ont commencé il y a beaucoup plus longtemps. C'est venu d'une prise de conscience après plusieurs rencontres.

Mes échanges avec Kono Yoshinori et d'autres rencontres m'ont amenés à revoir ma pratique et l'héritage du Shinbukan. Le fait que je n'arrive pas à utiliser efficacement telle ou telle partie d'un kata m'ont amené à travailler encore et encore tel ou tel mouvement. C'est ainsi que sont nés les asobi geiko.

Ce n'est pas quelque chose que j'ai pensé créer mais qui est né très simplement. Tel jour nous travaillions uniquement un mouvement d'un certain kata en prenant conscience du plus infime détail, puis un autre à l'entraînement suivant. J'ai ainsi pu redécouvrir toute ma pratique. Pourquoi en faisant ainsi le mouvement ne créait pas de déséquilibre, quelle utilisation du corps rendait la technique efficiente…

 

Aujourd'hui il n'y a plus de pratique avec armures. Est-ce parce que c'est inutile?

Il y a à cela deux raisons. Tout d'abord il y a le manque de temps. Mais il y a surtout le fait qu'après avoir travaillé des choses extrêmement fines tout disparaît dès qu'on revêt l'armure. Si on travaille pendant trois heures à pratiquer sans force, tout disparaît dès la première frappe et les trois heures d'entraînement sont évaporées! En travaillant ainsi on n'arrive jamais à changer la manière d'utiliser le corps.

Les gens qui sourient et sont heureux en étant frappés sont rares. (rires) Et même si on dit de pratiquer souplement souvent les gens n'ont pas conscience qu'ils frappent fort. Les gens changent lorsqu'il revêtent l'armure. De la même manière qu'ils changent lorsqu'ils sont au volant d'une voiture. On peut leur demander de ne pas frapper près des oreilles ou de ne pas mettre de force, les consignes ne sont pas respectées. C'est un problème que je connais bien et je ne veux pas perdre de temps comme cela.

De plus le combat sert à mesurer sa technique, mais il faut avoir une technique à mesurer avant de revêtir une armure. (rires)

 

Lorsque vous combattiez avec les armures pratiquiez vous avec les postures du Kendo moderne?

Non, nous pratiquons le Komagawa Kaïshin-ryu, les hanche basses, le kissaki haut. A l'époque du Budokaï nous combattions encore avec des kendokas et ils étaient toujours surpris par la hauteur de notre sabre. Le kamae est totalement différent.

(N.d.T. : -Le kissaki est la pointe du sabre. -Kamae = garde.)

 

Ukimi, musoku et les autres théories sont-elles des okudens anciens ou des découvertes que vous avez faites?

Ce sont des choses que j'ai développées moi-même lorsque j'ai réexaminé ma pratique, des suburis aux katas.

Il existait bien sûr des concepts tels que rendre les choses courtes longues, utiliser les longues comme si elles étaient courtes. Nous faisions par exemple les suburis près des shojis de manière à pouvoir utiliser le sabre même dans un espace restreint sans heurter les murs ou le plafond. C'était ce genre de choses concrètes.

Et faisant ainsi on comprenait que le sabre ne doit pas tourner. S'il ne tourne pas on ne peut pas utiliser d'élan, fouetter ou balancer comme avec une batte de base-ball. Si on coupe en fouettant ou avec élan on a besoin de puissance pour avoir de la vitesse, et cela d'autant plus que l'objet est long.

Dès le suburi de base, wa no tachi, on est confronté à un principe fondamental de l'école qui consiste à couper sans fouetter ou prendre d'élan ni faire de cercle. Ce sont ces théories que j'ai redécouvertes et formalisées.

(N.d.T. : -Okuden = enseignement interne, secret. -Suburi = mouvement de coupe au sabre. -Shoji = porte coulissante japonaise en bois et papier.)

 

D'après l'exemple que vous venez de mentionner une arme peut donc être utilisée de la même manière qu'elle soit longue ou courte?

Bien sûr. Il y a une technique connue en Iaï qui consiste à arrêter une attaque de tanto avec le sabre à une distance de 9sun 5bu, c'est-à-dire moins de 30cm, avec un katana. Si la pratique ne permet pas d'exécuter ce genre de choses elle est inutile. Si on dégaine avec amplitude on finit transpercé avant que le sabre n'ait pu être sorti. Comment miser sa vie dans une technique aussi limitée?!

Il y a beaucoup d'histoires de grands maîtres de Iaï qui illustrent ce principe mais ce n'est bien sûr pas l'essence du Iaï. Seulement c'est une des choses que l'on doit pouvoir réaliser.

 

Lorsque vous avez formalisé vos théories avez-vous été inspiré par d'autres écoles?

Je parle parfois de la méthode Alexander parce que je me suis rendu compte en lisant un livre sur le sujet que l'un de ses principes qui dit qu'il ne faut pas bouger juste avec l'idée du geste mais en étant réellement conscient de ce que nous faisons est semblable à ce que nous travaillons. Mais je ne l'ai pas étudiée et je ne m'en suis pas inspiré, ni d'autres écoles d'ailleurs.

 

Avez-vous déjà vu des écoles ou des maîtres qui utilisent les mêmes principes que vous?

Je n'en ai jamais rencontré mais je n'en ai pas cherché non plus. Il est tout à fait possible que d'autres écoles utilisent les mêmes principes. Il y a par contre d'autres écoles qui utilisent des termes proches ou similaires tels que seichusen ou musoku mais qui ne recouvrent pas du tout le même travail ou la même conception.

(N.d.T. : -Seichusen = ligne centrale, axe)

 

Vous expliquez souvent que ceux qui ne peuvent pas voir ne voient pas. Qu'entendez-vous par là?

Quelle que soit le domaine un œil exercé voit des choses que la plupart des gens ne voient pas. Il ne s'agit pas de choses mesurables qui sont faciles à voir et qui peuvent être contrefaites, mais de l'essence des choses. Du regard qui permet de voir au-delà des apparences souvent trompeuses et de voir même recouvert de boue le véritable trésor.

Dans le domaine des arts martiaux il n'est pas nécessaire par exemple d'être un pratiquant pour reconnaître de telles choses et Nishioka senseï, le maître de Shodo, voit parfaitement le seichusen alors qu'il reste invisible au commun des gens, même pratiquants.

Après avoir vu la vidéo où je pratique le bo il m'a dit: "Je voyais quelque chose de bizarre en la regardant mais je n'arrivait pas à savoir quoi jusqu'à ce que je vois que tout votre corps était en permanence caché par le bo."

La technique consiste effectivement à être en permanence protégé mais il ne s'agit pas d'être réellement derrière le bo dont le diamètre ne peut absolument pas cacher la largeur du corps même de profil. Mais il voyait et comprenait la technique. Si on parle de ça avec une personne qui ne possède pas cette vision elle répondra juste: "Evidemment on vous voit!"

(N.d.T. : -Shodo = calligraphie.)

 

En Shinbukan on pratique toujours en souplesse, sans passer par un travail dur qui est souvent la base ou un passage dans d'autres écoles ou disciplines, quelle en est la raison?

C'est une question de niveau. Nous pratiquons le Jujutsu et c'est un art qui repose sur la souplesse. Quand mon grand-père voyait des gens pratiquer en force il disait "C'est du Gojutsu pas du Jujutsu.".

(N.d.T. : -Jujutsu = ju signifie souplesse et jutsu technique. -Gojutsu = go signifie force.)

 

La pratique des armes au Shinbukan se fait aussi sans heurts et chocs violents. Quelle en est la raison?

C'est aussi une question de niveau.

 

Les débutants peuvent donc ou doivent pratiquer avec force et puissance?

Dans l'absolu ce n'est pas vraiment un problème qu'ils pratiquent ainsi. Mais en faisant cela il est très difficile d'évoluer et de passer à une autre pratique. A une époque où nous disposons d'aussi peu de temps et où l'on ne peut consacrer que quelques heures par semaine ou par mois il est impossible de rentrer dans une autre dimension de pratique en s'entraînant comme cela.

C'est pour ces raisons que j'enseigne les principes supérieurs dès le départ à tous les élèves et que j'exige qu'ils n'utilisent absolument aucune force dans la pratique. Si on utilise la force on est tout de suite dans un travail très limité. Recevant cet enseignement dès le départ il est normal de le mettre en application immédiatement.

Certains disent qu'il ne faut pas imiter les gens âgés alors qu'on est jeune et qu'il faut utiliser son corps au maximum. Ce n'est pas qu'il ne faut pas utiliser les ressources de son corps. Quand on regarde le corps de mon grand-père ou celui de son frère on est impressionné. Mais c'est un corps qu'ils ont développé et acquis en s'entraînant du matin au soir dès leur plus jeune âge en appliquant le principe de ne jamais utiliser la force.

Ils ne l'ont pas développé en s'entraînant à soulever des pierres, en escaladant des montagnes ou en portant des branches. (rires) C'est en pratiquant sans relâche en appliquant le principe de non utilisation de la force qu'ils ont développé des bras aussi épais. C'est là un travail véritablement remarquable.

Développer un tel corps en n'utilisant aucune force implique une quantité de pratique incroyable. Ce sont généralement des choses qui ne peuvent être développées que par une pratique intensive dès la plus tendre enfance. Etant nés dans une maison de maîtres d'arts martiaux ils pratiquaient du matin au soir tandis que les élèves se succédaient. A l'époque après une journée d'entraînement sans utiliser la force musculaire il arrivait que mon grand-père ne puisse même plus tenir ses baguettes et qu'il faille que quelqu'un lui serre les doigts autour.

C'était réellement un niveau effrayant. Il faut imaginer l'entraînement de mokurokus qui se déroulait à une vitesse incroyable.

Autrefois comme les gens consacraient plus de temps à la pratique on laissait donc les gens pratiquer en force jusqu'à ce qu'ils comprennent naturellement?

Non, nous ne prenions pas ce genre d'élèves puisque seuls ceux qui pouvaient faire le suburi correctement après trois ans étaient acceptés. Même les pratiquants de niveau kyu avaient un niveau très élevé même si ils n'étaient pas encore au stade des mokurokus.

C'est là le véritable entraînement.

 

Vous parlez d'étapes de pratiques, qu'entendez-vous par là?

Aujourd'hui les pratiquants s'entraînent de la même manière tout le long de leur vie. Un huitième dan fera mieux la même chose qu'un premier dan. Mais l'essence de leur entraînement est identique.

La pratique doit évoluer et les étapes nous amènent à utiliser le corps différemment. C'est ce que j'appelle rentrer dans un autre monde.

 

Lorsque vous étudiez receviez-vous des explications?

Non. J'ai appris les katas si jeune que je ne m'en souviens pas. Il n'y avait pas d'explications.

 

Est-il nécessaire de donner des explications où l'enseignement sans paroles est-il préférable?

Dans l'absolu il n'y a besoin d'aucune paroles et la véritable transmission se fait "I shin den shin".

Dans le monde actuel si les gens veulent étudier les théories supérieures il est nécessaire de les expliquer. Le problème ne se pose plus vraiment de savoir quel est le mode de transmission.

Dans la situation actuelle il faut que l'élève commence par comprendre les théories avec la tête. Ensuite dès qu'il commence à bouger je lui fait alors remarquer qu'il utilise la force, qu'il pousse dans le sol. Et à partir de là le travail de correction commence.

Sans explications il sera possible d'imiter la forme mais pas de comprendre les mécanismes d'utilisation du corps. Je l'explique et le démontre en faisant toucher les muscles que j'utilise aux élèves mais pour effectuer le même mouvement les muscles que je sollicite sont totalement différents des leurs. Si je ne donnais pas d'explications et disais seulement: "Voilà c'est ainsi." après une démonstration, les élèves continueraient à utiliser les mêmes muscles et de la même manière. Il n'y aurait pas d'évolution.

D'un autre côté il est évident que les mots ne permettent de percevoir les choses que d'une manière superficielle et n'en transmettent pas l'essence…

(N.d.T. : -I shin den shin = d'âme à âme.)

 

Vos mouvements évoluent-ils encore?

Je le crois. Je sens des changements subtils qui continuent à s'opérer, enfin je l'espère! (rires)

Il y a cinq écoles dans le Shinbukan. Une seule école ne suffirait-elle pas à apprendre l'utilisation correcte du corps?

On dit qu'il est plus facile de monter un escalier quand les marches ne sont pas trop espacées. Il est plus facile de comprendre les choses lorsqu'on peut les voir sous différents angles.

Le corps des gens ne bouge pas comme ils le désirent. Une fois cette prise de conscience acquise il est plus facile d'avancer en pratiquant un grand nombre de mouvements différents.

Comme nous l'évoquions précédemment au sujet de la spécificité d'un ryuha, de son parfum, certains pensent qu'il n'y a pas assez de temps pour maîtriser plusieurs écoles. Chez nous les théories qui sous-tendent les écoles sont les mêmes et nous cherchons avec toutes à faire disparaître nos mouvements, à appliquer les théories.

On dit parfois d'un individu qu'il est mauvais en katas mais fort en combat. C'est sans intérêt. C'est en devenant bon dans la pratique des katas que l'on développe une véritable technique.

Le fait que les katas sont importants et qu'il faut les transmettre intacts n'est bien sûr que mon opinion personnelle et il existe beaucoup de personnes qui pensent différemment. Il s'agit juste de la manière de penser qui sous-tend la tradition dont j'ai hérité.

Toutefois dire simplement que les katas sont importants ne suffit pas. Il ne s'agit pas de les conserver comme des vestiges ou des pièces de musée. Les katas sont des outils qui permettent la transformation du corps, une révolution dans son utilisation.

C'est totalement différent d'un sport qui développe généralement le corps dans son utilisation commune. J'ai d'ailleurs toujours été mauvais en sport. L'esprit ne me convenait pas mais surtout je n'avais par un corps adapté à ce genre de pratique. De plus je n'avais aucune aptitude à l'utilisation d'une balle. (rires)

La première fois que j'ai lancé un shuriken je l'ai parfaitement compris. J'arrivais à planter facilement un shuriken mais pas à lancer une balle. J'utilisais mon poignet en juntaï et n'arrivait pas à fouetter. Du coup je n'ai jamais apprécié le base-ball ou ce genre de choses.

Dans ma jeunesse je pensais que les qualités physiques et la vitesse déclinaient avec l'âge. Je n'avais pas conscience qu'il existait un état où cette loi ne s'appliquerait pas. Ce sont des mouvements que je suis capable de faire aujourd'hui.

(N.d.T. : -Juntaï = théorie du Shinbukan qui consiste à utiliser le corps en effectuant le moins de mouvements possibles.)

 

La musculation, la course ou le stretching sont donc des pratiques inutiles selon vous?

Du point de vue du Bujutsu, oui. Mais du point de vue de la santé c'est différent. S'étirer au réveil par exemple pour des gens qui ont un corps raide comme moi est une bonne chose.

Quand j'ai dépassé la quarantaine je me suis rendu compte que mes muscles étaient tendus après les cours. J'ai alors commencé à m'étirer régulièrement. Au début ça n'allait vraiment pas loin. (rires) Mais ça a progressé petit à petit.

Kuroda senseï. Conférence démonstration à la Maison de la culture du Japon, Paris, 2012. @ Kuroda family
Kuroda senseï. Conférence démonstration à la Maison de la culture du Japon, Paris, 2012. @ Kuroda family

Il y a près de trois cent katas dans le Shinbukan. Chacun renferme-t-il un enseignement particulier?

Non. Les katas transmettent les théories. Mais il y a différents niveaux de katas. Les katas des débutants contiennent plus de gestes. Ensuite en avançant les katas deviennent de plus en plus simples.

Mais simple n'est pas le mot juste car leur simplicité apparente cache une plus grande difficulté. C'est très clair en Jujutsu ou Kenjutsu où les premiers katas sont faits de plusieurs séquences et où ils deviennent souvent un seul mouvement dans les katas supérieurs.

Dans les disciplines modernes on commence souvent par enseigner des techniques simples avec peu de mouvements au début. Les Bujutsu font le contraire.

Le nombre de mouvements peut faire apparaître les choses difficiles mais il suffit de faire les gestes les uns après les autres. Par contre les katas supérieurs demandent de comprendre les principes et de voir si le geste est effectif ou pas. Il faut sentir si l'on a réussi à prendre le partenaire ou pas. Mais pour une personne qui n'a pas la capacité de voir ce type de travail n'est d'aucune utilité. On peut expliquer de n'importe quelle manière, une personne qui ne voit pas ne comprendra pas.

Ce n'est pas que l'on réagit à une frappe ou une coupe. Il faut pouvoir saisir ce qui est invisible. Une personne au regard aiguisé verra tout ce qui se passe alors même qu'il peut n'y avoir aucun mouvement et qu'un œil non éduqué ne verra qu'une situation figée. Les gens qui ne voient que la forme extérieure ne peuvent pas comprendre. Ils imaginent qu'à tel geste correspond telle réaction et que sans mouvement rien ne se passe. Ils sont aveugles.

C'est là la vrai difficulté de katas qui apparaissent très simples en apparence.

Les katas de débutants qui semblent difficiles en raison de leur grand nombre de séquences servent à éduquer le corps et apprendre à bouger et sont en réalité plus faciles d'exécution.

 

Aujourd'hui très peu de gens sont intéressés par les voies traditionnelles au Japon alors que les sports de combat sont très populaires. Un argument récurrent est le fait que les katas ne sont pas des techniques réellement applicables en combat. Qu'en pensez-vous?

Les gens qui sont forts en combat le sont généralement naturellement même s'ils ne pratiquent rien. L'entraînement en sports de combats leur permet juste de développer ces aptitudes.

Les katas servent à imprégner le corps des théories et à le transformer. Les gestes des personnes normales sont visibles et peuvent être stoppés par une autre personne. Nous pratiquons afin d'arriver à un geste qui ne peut être arrêté, à rendre nos mouvements invisibles, et à développer la capacité à saisir le moment où le partenaire à l'intention de bouger.

Il ne s'agit pas de développer la capacité à briser des briques. Notre pratique nécessite du temps. Il vaut mieux que les gens qui s'entraînent avec l'idée d'utiliser leurs acquis en bagarres ne viennent pas au Shinbukan. Ils ne seront pas prêts à temps. Il vaut mieux qu'ils aillent faire des pompes et développer leurs muscles et leur endurance. Cela leur servira probablement plus rapidement. Même si cela n'a rien à voir avec le Bujutsu.

Il est impossible d'éviter une attaque rapide si on ne possède pas la rapidité d'une mangouste. Il faut des qualités animales pour esquiver ce genre d'attaques.

Lorsque deux individus combattent dans les sports de combats ils opposent leur qualités physiques. Nous cherchons à développer une sensibilité qui nous permette de sentir une attaque avant qu'elle ne se développe. Nous nous entraînons à amener l'adversaire à attaquer où nous le désirons. C'est le type d'entraînement qui me semble valable.

Mais avant de combattre il est important de contrôler son corps. Pour cela il faut d'abord prendre conscience que nous ne contrôlons pas notre corps même pour des gestes aussi simples que de lever le bras. Nous cherchons à développer un corps qui bouge librement.

Je voudrais amener les élèves à s'approcher ne serait-ce qu'un peu de l'essence du monde du ken.

 

Quels sont les différences entre les voies martiales japonaises, chinoises ou occidentales?

Ce sont surtout des différences d'ordre culturel. Au Japon Bun, la culture, et Bu, la technique martiale, sont mises au même niveau. En Chine par contre la culture est considérée supérieure à la pratique martiale qui était réservée aux mercenaire, gardes, etc…

Le rapport aux objets de pratique y est aussi différent. Une arme peut y être foulée aux pieds puisqu'elle n'est qu'un instrument d'entraînement.

Au Japon il y a eu une culture issue des samouraïs. Le katana y est considéré l'âme du bushi. Il s'agit, plus que d'une simple technique de combat, d'éduquer un homme avec des valeurs morales. Le Bushido est l'éducation d'un gentleman.

(N.d.T. : -Bushi = guerrier.)

 

Avez-vous rencontré des maîtres qui vous ont impressionné?

Quand j'étais jeune mes yeux ne voyaient pas et je ne regardais que les mouvements de mon grand-père que je trouvais superbes. Les autres senseïs possédaient sans aucun doute une technique magnifique mais je n'étais pas capable d'être touché.

Récemment il m'est arrivé une chose très étonnante. J'étais invité à Aïki expo et j'ai vu une démonstration de Ellis Amdur du Toda-ha buko ryu avec son disciple. En regardant la démonstration j'ai eu les larmes aux yeux. Je me demandais ce qui m'arrivait.

Je continuais à y réfléchir une fois rentré à l'hôtel et j'ai compris ce qui m'avait touché. Il préservait le kata avec toute ses forces. Ce n'est pas un niveau technique qui m'a impressionné, mais le fait qu'il préserve le kata aussi fidèlement. Il n'y a plus dans des cas pareils de distinction entre un japonais, un américain ou qui que ce soit.

Ce n'est pas que ses gestes aient été proches de notre école ou qu'il utilisait les mêmes théories que nous, mais son kokoromichi durant l'embukaï m'a profondément touché.

Beaucoup donnaient probablement de l'importance aux katas mais seul Ellis Amdur m'a ému. Le cœur qu'il mettait dans la préservation du kata m'avait touché au plus profond de moi-même et je n'arrivai plus à arrêter mes larmes.

C'est parce que j'ai mis tout mon cœur à préserver les katas de ma tradition que voir une telle chose m'a fait pleurer. Je suis vraiment heureux d'avoir pu participer à cet Embukaï.

J'aurai voulu le lui dire moi-même mais j'en étais encore ému et je n'ai rien su dire. Lors de la fête du départ j'ai voulu aller le voir et lui dire ce que j'avais ressenti mais en me rappelant la scène j'ai été à nouveau ému et je suis resté sans voix. C'est une chose qui touche durablement. C'était magnifique.

(N.d.T. : -Aïki expo = séminaire ayant lieu aux Etats-Unis et réunissant des maîtres d'Aïkido et d'arts martiaux. -Kokoromochi = attitude, émotion.)

 

Quel est selon vous le but de la pratique aujourd'hui?

C'est ce que nous avons évoqué tout à l'heure. Le plaisir d'arriver à changer notre manière d'utiliser notre corps, d'arriver à voir ce qui est invisible est probablement le principal.

Si on va plus loin on arrive à se demander quelle vie nous vivons, nous qui ne savons pas réellement nous lever ou marcher. Du point de vue du Bujutsu on ne possède pas plus de capacités qu'un nouveau-né.

Nous cherchons à développer un corps qui a intégré les mouvements des samouraïs du passé, à arriver à réellement utiliser le corps que nous ont donné nos parents.

Le Shinbukan n'est pas une école pour devenir fort en bagarre et détruire un adversaire. La capacité doit être là mais ne doit pas être utilisée. Le but des Bujutsu n'est pas de trancher la tête des gens.

Le monde est devenu un endroit d'une grande violence. Mais le but de la pratique n'est absolument pas d'apprendre à blesser ou tuer. Il faut faire en sorte que l'autre n'accomplisse pas le geste. Terminer un combat avant qu'il ait eu lieu.

C'est le véritable but du Bujutsu. Régler un conflit avant qu'il ne se développe.